Dialectique de l'ombre et de la fleur
sémiologie du tabou et poétique de la transgression dans la couverture de "Relative Taboo" d'Aref F. Husseini. traducteur: Marwa Harb
Kamel Larabi
12/17/20256 min read


Dialectique de l'ombre et de la fleur :
sémiologie du tabou et poétique de la transgression dans la couverture de "Relative Taboo" d'Aref F. Husseini. traducteur: Marwa Harb
Kamel Larabi
La couverture de "Relative Taboo" d'Aref F. Husseini se présente comme une composition sémiologique complexe où s'entrelacent des signifiants visuels et textuels qui interrogent les frontières entre l'interdit et le désir, entre l'urbain et l'intime, entre l'ombre et la lumière. Le fond de la couverture évoque une texture patinée, presque murale, où les teintes beiges et grises se mêlent dans une sorte de palimpseste visuel qui suggère l'usure du temps, la mémoire effacée, ou peut-être les couches successives d'une histoire qu'on cherche à dissimuler ou à révéler progressivement. Cette matérialité du support n'est pas anodine sur le plan philosophique, car elle inscrit d'emblée le récit dans une temporalité épaisse, où le présent porte les traces du passé.
L'élément central de la composition est indéniablement la silhouette féminine en ombre noire, dont le profil se découpe avec une netteté presque brutale sur le fond clair. Cette figure en négatif fonctionne comme un signe vide, une absence qui paradoxalement occupe tout l'espace sémantique de l'image. La femme n'est pas représentée dans sa plénitude charnelle mais comme une ombre, un fantôme, ce qui renvoie philosophiquement à la question de l'identité féminine dans les sociétés où elle est contrainte, voilée, réduite à une silhouette sans visage. Le choix de l'ombre noire crée un effet de mystère et de censure, comme si cette femme était condamnée à l'invisibilité sociale tout en étant omniprésente dans l'imaginaire collectif.
Au sommet de cette silhouette féminine se dresse une skyline urbaine, un paysage de buildings et de dômes architecturaux qui évoquent immédiatement une ville du Moyen-Orient, probablement une métropole arabe où se côtoient modernité et tradition. Cette superposition de la ville sur le corps féminin n'est pas qu'un artifice esthétique, elle constitue une métaphore puissante du poids de la société, de ses structures, de ses édifices symboliques et réels qui s'imposent sur l'individu, particulièrement sur la femme. La ville devient une couronne oppressive, un chapeau de contraintes sociales et urbanistiques qui définissent l'identité de cette figure féminine non par ce qu'elle est intrinsèquement, mais par l'environnement qui la façonne et la domine.
Le contraste le plus saisissant réside dans la présence de l'arum blanc, cette fleur délicate et sensuelle qui se loge au niveau du cou et de la poitrine de la silhouette. Le blanc immaculé de cette fleur tranche radicalement avec le noir absolu de l'ombre, créant une tension visuelle qui est aussi une tension sémantique. L'arum, avec sa forme évocatrice, presque vulvaire, charrie des connotations de pureté mais aussi de sensualité, de fertilité, de vie organique qui persiste malgré l'ombre. Sur le plan philosophique, cette fleur peut être lue comme le symbole de ce qui résiste à l'effacement, de ce qui émerge malgré la négation, de l'éros qui subsiste même dans les espaces de thanatos social. La courbe gracieuse de la fleur, son pistil visible et presque exhibé, contrastent avec l'invisibilité imposée à la figure féminine, suggérant que le désir et la vie trouvent toujours des voies d'expression, même détournées.
Le titre "Relative Taboo" inscrit en lettres cursives élégantes introduit la dimension linguistique et conceptuelle de cette problématique. Le terme "taboo" renvoie immédiatement à l'anthropologie et à la psychanalyse, évoquant les interdits fondateurs des sociétés humaines, particulièrement ceux liés à la sexualité et aux relations familiales. L'adjectif "relative" qui le précède complexifie cette notion en suggérant que le tabou n'est pas absolu mais relatif, c'est-à-dire variable selon les cultures, les contextes, les perspectives. Cette relativité du tabou pose une question philosophique fondamentale sur l'universalité ou la contingence des normes morales, sur ce qui est naturellement interdit et ce qui est culturellement construit comme tel.
La "traduction Marwa Harb" inscrit ce texte dans un espace de médiation linguistique et culturelle, suggérant que le roman original, probablement écrit en anglais par un auteur dont le nom évoque des origines levantines, a été transposé en Anglai pour un lectorat anglophone du monde arabe. Cette circulation entre les langues est elle-même signifiante, car elle indique que les tabous dont il est question transcendent les frontières linguistiques tout en nécessitant une traduction, c'est-à-dire une adaptation, une négociation avec les codes culturels du public cible. Le nom de la traductrice, arabe, féminin, crée une chaîne de transmission où une femme devient la voix d'un récit sur les tabous, inversant peut-être la logique habituelle du silence féminin.
L'ensemble de la composition graphique fonctionne selon une dialectique du caché et du révélé, du plein et du vide, qui reflète la structure même du tabou tel que l'a analysé Freud. Le tabou est ce dont on ne peut pas parler mais qui structure tout le discours social, ce qui est refoulé mais qui revient constamment dans les formations substitutives. Ici, la fleur blanche devient cette formation substitutive, ce retour du refoulé qui s'exprime dans le langage symbolique de la nature et de l'art alors qu'il ne peut se dire dans le langage social direct. La blancheur de la fleur contraste avec le noir de l'ombre d'une manière qui rappelle les oppositions binaires structurant la pensée symbolique, mais cette opposition est ici subvertie car c'est précisément dans l'ombre, dans le non-dit, que la fleur trouve son écrin et sa visibilité.
La texture vieillie du fond peut aussi se lire comme une allégorie de la mémoire collective, des traditions érodées mais persistantes, des interdits ancestraux qui continuent d'opérer même quand leur justification rationnelle s'est effacée. Cette patine du temps suggère que les tabous dont il est question ne sont pas de création récente mais s'inscrivent dans une longue durée historique, ce qui en fait à la fois des constructions culturelles contingentes et des structures profondément ancrées dans l'inconscient collectif. Le fait que cette texture ne soit pas uniforme mais présente des variations, des zones plus claires ou plus sombres, des marques et des taches, mime peut-être la complexité des traditions culturelles qui ne sont jamais monolithiques mais toujours hétérogènes, fissurées, négociées.
L'esthétique générale de la couverture évoque le design contemporain du Moyen-Orient, cette tentative de concilier une modernité graphique internationale avec des références culturelles locales. Le choix typographique pour le titre, cette élégante cursive qui n'est ni totalement occidentale ni orientale, participe de cette hybridité culturelle qui caractérise les productions littéraires et artistiques du monde arabe contemporain. Cette hybridité n'est pas seulement formelle, elle est aussi philosophique, car elle pose la question de la possibilité même d'une parole authentique dans un espace où les langues, les codes, les références sont constamment empruntés, traduits, négociés entre différentes sphères culturelles.
La présence du logo de la maison d'édition El Amir en bas de la couverture ancre ce livre dans un circuit de production et de diffusion spécifique, celui de l'édition arabophone ou à destination du public arabe, ce qui confère à l'œuvre une dimension politique implicite. Publier un roman intitulé "Relative Taboo" avec une telle couverture dans le monde arabe contemporain constitue en soi un acte de transgression mesurée, une prise de position sur la nécessité de discuter publiquement de ce qui reste confiné dans le silence privé. Le roman devient ainsi un espace de médiation entre l'indicible et le dicible, entre le caché et l'exposé, fonction traditionnelle de la littérature mais particulièrement cruciale dans les contextes où la censure, qu'elle soit étatique ou sociale, limite fortement les possibilités d'expression directe.
Sur le plan de la philosophie de l'image, cette couverture illustre parfaitement la notion barthésienne de polysémie de l'image, cette capacité des signes visuels à générer une multiplicité de significations qui ne se réduisent jamais à un message univoque. Chaque élément, la silhouette noire, la fleur blanche, la ville, le fond patiné, fonctionne comme un signifiant flottant susceptible d'interprétations multiples selon le bagage culturel et psychologique du lecteur. Cette ouverture sémantique est précisément ce qui permet à l'image de fonctionner comme une entrée dans l'univers romanesque, comme une promesse de complexité narrative qui ne se livrera pas facilement mais demandera au lecteur un travail d'interprétation, de déchiffrement, de négociation avec ses propres représentations et ses propres tabous
